Sermon du cinquième mercredi de Carême

Prêché en l’église de la Miséricorde de Lisbonne, en l’an 1669

traduit par Violaine Ribardière ©2014

Vidit hominem caecum. Jean, 9.

I

Un Aveugle et de nombreux aveugles ; un Aveugle guéri et de nombreux aveugles inguérissables ; un Aveugle qui bien qu’il n’ait pas d’yeux a vu, et de nombreux aveugles qui bien qu’ils aient des yeux n’ont pas vu, c’est en résumé la substance de tout ce vaste Evangile. Le Christ à Jérusalem accorda miraculeusement la vue à un aveugle de naissance : Scribes et Pharisiens examinèrent ce cas comme une chose que l’on n’avait encore jamais vue, et dont on n’avait jamais entendu parler ; l’aveugle lui-même les convainquit par des arguments, des raisons, et bien davantage par l’évidence du miracle. Et quand ils auraient dû reconnaître et adorer dans l’ouvrier d’une si grande merveille le vrai Fils de Dieu et le Messie promis (comme le fit l’Aveugle), aveugles de jalousie, obstinés dans la perfidie, et rebelles contre le Tout-Puissant lui-même, ils nièrent, blasphémèrent et condamnèrent le Christ. De telle sorte que la même lumière manifeste de la Divinité donna des yeux à un homme et fit ciller les autres, pour l’un fut lumière, et pour les autres fut éclair, illumina l’un, blessa les autres, soigna l’un, rendit les autres malades : à l’Aveugle elle fit voir, et ceux qui voyaient elle les aveugla. Ce n’est pas une réflexion mienne ni d’une quelconque autorité humaine, mais bien du Christ lui-même. Le Miraculeux Seigneur voyant quels effets produisait sa merveille conclut ainsi : Ego in hunc mundum veni, ut qui non vident, videant ; et qui vident, caeci fiant. Or donc, le fait est (dit le Christ) que je suis venu en ce monde pour que les aveugles voient, et que ceux qui ont des yeux deviennent aveugles. Non que cela fût la fin de sa venue, mais parce que tels en furent les effets. Les aveugles virent, parce que l’Aveugle reçut la vue, et ceux qui avaient des yeux devinrent aveugles, parce que les Scribes et les Pharisiens restèrent aveugles.

Ces deux parties de l’Evangile posées, laissant de côté la première, je traiterai seulement de la seconde. L’homme qui n’avait pas d’yeux et a vu est déjà guéri ; ceux qui ont des yeux et ne voient pas, ceux-là ont besoin d’un remède et c’est pour eux que tout mon discours s’emploiera. Vidit hominem caecum : le Christ vit un Aveugle, sans yeux ; nous allons voir de nombreux aveugles avec des yeux. Le Christ vit un homme sans yeux, qui ne voyait pas, et bientôt recouvra la vue ; nous allons voir de nombreux hommes avec des yeux, qui ne voient pas, et pourront voir eux aussi s’ils le veulent. Dieu m’est témoin que j’ai fait le choix de ce sujet pour voir s’il est possible aujourd’hui de guérir quelque cécité. Je connais bien la faiblesse et la disproportion de l’instrument, mais celui-là même qui permit au Christ de réaliser le miracle m’encourage à espérer. Vers la terre le Seigneur s’inclina, fit de sa main Toute-puissante un peu de boue, l’appliqua sur les yeux de l’Aveugle, et quand il semble qu’il aurait dû les obscurcir et les aveugler davantage avec la boue, avec la boue il les ouvrit et les illumina. Si le Christ avec de la boue donne la vue, quel aveugle sera tellement aveugle, et quel instrument tellement faible et inapproprié, que de l’efficacité et des pouvoirs de sa Grâce nous ne puissions attendre de semblables effets ? Prosternons-nous (comme le fit l’Aveugle) à ses Divins pieds, et demandons pour nos yeux un rayon de cette même lumière, par l’intercession de la Mère de Miséricorde, dans la Maison de laquelle nous nous trouvons. Ave Maria.

II

Vidit hominem caecum. L’Aveugle qu’aujourd’hui[i] le Christ a vu pâtissait d’une seule cécité. Les aveugles que nous allons voir, nombreuses étant leurs cécités, ils n’en pâtissent pas, au contraire ils les savourent et les aiment, d’elles ils vivent, d’elles ils se nourrissent, par elles ils meurent et avec elles. C’est à la découverte de ces formes de cécité qu’ira notre discours. Que Dieu lui vienne en aide à la mesure de son importance.

Ce que le Christ a estimé être le plus grand dérèglement de la nature, ou l’indice de malice le plus grand dans la cécité des Scribes et des Pharisiens (qui sera le triste exemple de la nôtre), c’est que c’était la cécité d’hommes qui avaient les yeux ouverts. Ut videntes caeci fiant. Les Scribes et les Pharisiens étaient les sages et les docteurs de la Loi, ceux qui lisaient les Ecritures, ceux qui interprétaient les Prophètes, et à cause de cela même ils étaient plus que tous tenus de reconnaître le Messie, et plus que jamais dans le cas présent. Isaïe, au chapitre trente-deux, parlant de la Divinité du Messie et de sa venue en ce monde, s’exprime ainsi (qu’ils écoutent ce Texte, les incrédules) : Deus ipse veniet, et salvabit vos. Tunc aperientur oculi caecorum. Dieu en Personne viendra vous sauver, et en signal de sa venue et comme preuve de sa Divinité, il donnera la vue aux aveugles. Déjà il avait dit la même chose au chapitre vingt-neuf : De tenebris, et caligine oculi caecorum videbunt. Et il dit encore la même chose au chapitre quarante-deux : Dedi te in faedus populi, in lucem gentium, ut aperires oculos caecorum. Pour cette raison, quand le Baptiste envoya demander au Christ s’il était bien le Messie : Tu es, qui venturus es, an alium expectamus ? le Seigneur, préférant répondre par des œuvres plutôt que par des paroles, le premier miracle qu’il réalisa devant les ambassadeurs fut de donner la vue à des aveugles : Renuntiat Joanni quae audistis, et vidistis : caeci vident. Or, si le premier et le plus évident signal de la venue du Messie, si la première et la plus évidente preuve de sa Divinité et Toute-Puissance étaient de donner la vue aux aveugles, et si entre tous les aveugles auxquels le Christ a donné la vue, aucun n’était plus aveugle que celui-ci, et aucune vue plus miraculeuse, car il était aveugle de naissance, et la vue ne fut pas recouvrée mais nouvellement créée, comment les Scribes et les Pharisiens s’égarèrent-ils à ce point que, voyant le miracle, ils ne voyaient ni ne reconnaissaient le miraculeux ? Vous verrez tout à l’heure quelle était la cécité de ces hommes. La cécité qui aveugle en fermant les yeux n’est pas la plus grande ; celle qui aveugle en laissant les yeux ouverts, celle-là est la plus aveugle de toutes, et telle était celle des Scribes et des Pharisiens. Hommes aux yeux ouverts et aveugles. Aux yeux ouverts, parce que, en tant que lettrés, il lisaient les Ecritures et comprenaient les Prophètes; et aveugles parce que, voyant les prophéties réalisées, ils ne voyaient ni ne reconnaissaient Celui qu’elles avaient annoncé.

Un de ces lettrés aveugles était Saül, qui plus tard se fit appeler Paul, et voyez comment le Ciel lui révéla quelle était sa cécité. Saül allait sur le chemin de Damas, armé de provisions et de colère contre les disciples du Christ, quand, alors qu’il s’apprêtait à entrer dans la ville, voici que foudroyé par la main du Seigneur lui-même, il tombe de cheval, stupéfait, interdit et subitement aveugle. Mais comment cette cécité survint-elle ? Apertis oculis (dit le texte) nihil videbat. Les yeux ouverts, il ne voyait rien. La Ville, les murs, les tours, le chemin, les champs, ses compagnons autour, et Saül les yeux ouverts qui ne voyait rien, qui ne se voyait pas lui-même ! Là fut tout le merveilleux de la cécité. Si l’éclair lui avait enlevé les yeux ou les lui avait fermés, ce n’était pas merveille qu’il ne vît pas, mais ne rien voir en ayant les yeux ouverts, Apertis oculis nihil videbat ! Telle était la cécité de Saül quand il persécutait le Christ, telle celle des Scribes et des Pharisiens quand ils ne le croyaient pas, et telle la nôtre (qui est plus grande),  nous qui croyons en Lui. Bien plus merveilleuse est notre cécité que le recouvrement même de la vue par l’Aveugle de l’Evangile. Cet Aveugle, quand il n’avait pas d’yeux ne voyait pas, mais il vit une fois qu’il eut des yeux ; nous avons des yeux, et nous ne voyons pas. Dans cet Aveugle, il y eut cécité et vue, mais à des moments différents ; en nous, au même moment la vue est jointe à la cécité, parce que nous sommes aveugles les yeux ouverts, et à cause de cela plus aveugles que tous.

Si nous promenons nos yeux sur le monde, nous apercevrons que tout entier, ou presque, il est peuplé d’aveugles. Le Gentil aveugle, le Juif aveugle, l’Hérétique aveugle, et le Catholique (qui ne devrait pas l’être) aveugle lui aussi. Mais de tous ces aveugles, lesquels vous paraissent être les plus aveugles ? Sans aucun doute nous les Catholiques. Parce que les autres sont aveugles les yeux fermés, et nous sommes aveugles les yeux ouverts. Que le Gentil coure sans frein après les plaisirs de la chair, qu’il suive les lois dépravées d’une nature corrompue, c’est de la cécité. Mais cécité les yeux fermés : la Foi ne lui a pas ouvert les yeux. Mais le Chrétien, qui a la Foi, qui connaît l’existence de Dieu, du Ciel, de l’Enfer, de l’Eternité, que celui-là vive comme un Gentil ? C’est de la cécité les yeux ouverts, et pour cette raison il est plus aveugle que le Gentil lui-même. Que le Juif considère la Croix comme un scandale, et que, pour ne pas avouer qu’il a crucifié Dieu, il ne veuille pas adorer un Dieu crucifié ? C’est incontestablement de la cécité, mais de la cécité les yeux fermés. Pareillement, parmi ceux qui avaient été mordus par les Serpents dans le désert, seuls guérissaient ceux qui voyaient le serpent brandi par Moïse, et ceux qui n’avaient pas d’yeux pour le voir ne guérissaient pas. Mais que le Chrétien (comme Saint Paul en pleurait) soit l’ennemi de la Croix, et qu’adorant les stigmates du crucifié, il ne guérisse pas de ses propres blessures ? C’est de la cécité les yeux ouverts, et pour cette raison il est plus aveugle que le Juif lui-même. Que l’Hérétique ayant été baptisé, et se disant Chrétien, ne se conforme pas à la Loi du Christ, et dédaigne l’observance de ses commandements ? C’est de la cécité, mais là encore de la cécité les yeux fermés. Il croit à tort que le Sang du Christ suffit pour être sauvé, et que les œuvres personnelles ne sont pas nécessaires. Mais le Catholique, qui croit et sait de manière incontestable par le Rayonnement de la Foi et de la raison que la Foi sans œuvres reste morte, et que sans œuvrer et vivre pour le bien, personne ne peut être sauvé, que celui-là vive à la façon de Luther et Calvin ? C’est de la cécité les yeux ouverts, et pour cette raison il est plus aveugle que l’Hérétique lui-même. Nous sommes donc plus aveugles que tous les aveugles.

Et s’il semble à certains que je passe les limites quand je dis que notre cécité, celle des Catholiques, est plus grande que celle de l’Hérétique, du Juif et du Gentil, que serait-ce si je disais qu’entre toutes les cécités, la nôtre seule est cécité véritable, et qu’entre tous ces aveugles nous seuls sommes les aveugles ? Or je le dis, et il en est ainsi, pour notre plus grande horreur et confusion. Je le tiens de Dieu lui-même par la bouche d’Isaïe : Quis caecus, nisi servus meus ? Quis caecus, nisi qui venundatus est ? Quis caecus, nisi servus Domini ? Ainsi parle Dieu au Peuple d’Israël, lequel en ce temps-là (comme nous aujourd’hui) était le seul à avoir la véritable Foi, et il ne dit pas une, mais trois fois, que lui seul parmi toutes les nations du monde était aveugle. Je ne relève pas le mot aveugle, mais le mot seul. Que ce Peuple ait été aveugle au temps d’Isaïe, lui et tous les autres prophètes le déplorent ; parce qu’ayant le devoir de servir et d’adorer le vrai Dieu, il servait et adorait les Idoles. Mais de cette cécité et de cette idolâtrie mêmes il s’ensuit que les Hébreux n’étaient pas seuls aveugles, mais aussi toutes les nations de ce temps, et de ce monde. Aveugles et idolâtres étaient les Assyriens en ce temps-là, aveugles et idolâtres les Babyloniens, aveugles et idolâtres les Egyptiens, les Ethiopiens, les Moabites, les Iduméens, les Arabes, les Tyriens, tous peuples contre lesquels le même Isaïe prophétisa et annonça des châtiments, en punition de leur idolâtrie. Or si l’idolâtrie était de la cécité, et que non seulement les Hébreux, mais toutes les nations qui les entouraient, ainsi que les plus éloignées, étaient idolâtres, comment Dieu dit-il que seul le Peuple d’Israël est aveugle : Quis caecus, Quis caecus, Quis caecus, nisi servus Domini ?  Tous les autres sont aveugles, et seul le Peuple d’Israël serait désigné comme aveugle ? Oui. Parce que tous les autres Peuples étaient aveugles les yeux fermés ; seul le Peuple d’Israël était aveugle les yeux ouverts. Le même prophète le dit : Populum caecum, et oculos habente : Peuple aveugle et avec des yeux. Les autres Peuples adoraient les Idoles et les faux Dieux, parce qu’ils n’avaient pas connaissance du Dieu véritable ; et c’était ignorance, plus que cécité. Mais le Peuple d’Israël était celui qui seul avait la Foi et la connaissance du Dieu véritable : Notus in Judae Deus. Et qu’un Peuple avec la Foi et la connaissance du Dieu véritable adorât les Dieux faux ? Cela n’était ni ne pouvait être ignorance, mais pure cécité, et pour cette raison lui seul était aveugle : Quis caecus, nisi servus Domini ? Permettez-moi maintenant de poser la même question, ou les trois mêmes questions à notre monde et notre temps : Quis caecus ? Qui est l’aveugle aujourd’hui ? Le Gentil ? Non. Quis caecus ? Qui est l’aveugle aujourd’hui ? Le Juif ? Non. Quis caecus ? Qui est l’aveugle aujourd’hui ? L’Hérétique ? Non. Car quel est aujourd’hui cet aveugle qui seul mérite le nom d’aveugle ? C’est une chose triste et terrifiante à dire, mais que l’esprit de conséquence force à dire, il s’agit de nous, nous les Catholiques. Parce que le Gentil, le Juif, l’Hérétique, sont aveugles sans la Foi, et les yeux fermés ; et nous seuls Catholiques sommes aveugles avec la vraie Foi, et les yeux ouverts : Populum caecum, et oculos habent. Grande misère et grande honte à nous tous qui au sein de l’Eglise professons l’unique et véritable Religion catholique, et plus grandes encore (si nous nous examinons bien) à nous Portugais !

Dans le Psaume cent treize, David moque les Idoles des Gentils, et une des principales choses qu’il raille, c’est qu’ils ont des yeux et ne voient pas : Oculos habent, et non videbunt. Il aurait bien pu dire qu’ils n’avaient pas d’yeux, car des yeux de pierre, fondus dans le métal ou colorés de peinture ne sont véritablement pas des yeux. Il aurait pu dire aussi, et plus brièvement, qu’ils étaient aveugles. Mais il dit avec plus de jugement et d’énergie qu’ils avaient des yeux et ne voyaient pas : parce que la valeur d’une grande cécité ne consiste pas à ne pas avoir d’yeux, ou à ne pas voir, mais à ne pas voir en ayant des yeux : Oculos habent, et non videbunt. Après cela le prophète se tourne avec le même badinage vers les fabricants et les adorateurs desdits idoles, et la bénédiction qu’il leur adresse, ou la malédiction qu’il appelle sur eux, c’est qu’ils soient à l’image de ceux qu’ils fabriquent : Similes illis fiant, qui faciunt ea. Car de même que la plus grande bénédiction qui se peut désirer pour ceux qui adorent le vrai Dieu est de ressembler au Dieu qui les a faits, de même la plus grande calamité et malédiction qui peut être appelée sur ceux qui adorent des Dieux faux est de ressembler aux Dieux qu’ils font : Similes illis fiant, qui faciunt ea. Maintenant dites-moi : ne serait-ce pas un bien plus grand malheur, ne serait-ce pas misère et aberration inconcevable, si cette même malédiction tombait, non pas sur les adorateurs des Idoles, mais sur ceux qui croient et adorent le Dieu véritable ? Or c’est en effet ce qui nous est arrivé. Que sont aujourd’hui la plupart des Chrétiens, sinon de mortes statues du Christianisme, et de vivantes figures à la ressemblance des Idoles des Gentils, les yeux ouverts et aveugles : Oculos habent, et non videbunt ? C’est une grande misère que ressemblent aux Idoles ceux qui les font, mais c’en est une bien plus grande, et bien plus surprenante, que ressemblent aux Idoles ceux qui les défont : et nous sommes ces gens-là. Nous sommes ceux-là (je le répète), nous Chrétiens, nous Catholiques, et tout particulièrement nous Portugais. Pourquoi Dieu a-t-il fait le Portugal, et pourquoi a-t-il élevé dans le monde cette Monarchie, sinon pour défaire les Idoles, convertir les idolâtres, et expulser les idolâtries ? Ainsi avons-nous agi, ainsi agissons-nous, avec la gloire singulière du nom de Chrétien en Asie, en Afrique, en Amérique. Mais comme si ces mêmes Idoles se vengeaient de nous, nous avons démoli leurs statues et ils nous ont transmis leurs cécités. Aveugles et les yeux ouverts, comme des Idoles : Oculos habent, et non videbunt. Aveugles et les yeux ouverts, comme le Peuple d’Israël : Populum caecum, et oculos habent. Aveugles et les yeux ouverts, comme Saül : Apertis oculis nihil videbat. Et aveugles, finalement, et les yeux ouverts, comme les Scribes et les Pharisiens : Ut videntes caeci fiant.

III

L’essentiel du général a été dit ; maintenant, pour plus de précision et de clarté, venons-en au particulier. Cette cécité les yeux ouverts se divise en trois espèces, ou, pour parler à la façon des médecins, en cécité de la première, de la deuxième et de la troisième espèce. La première est celle d’aveugles qui voient et ne voient pas simultanément, la deuxième d’aveugles qui voient une chose pour une autre, la troisième d’aveugles qui voient tout hormis leur propre cécité. Toutes ces cécités se sont trouvées aujourd’hui chez les Scribes et les Pharisiens, et toutes (pour notre égal ou plus grand malheur) se trouvent aussi en nous. Nous allons discourir sur chacune d’entre elles, et nous verrons dans notre façon de voir beaucoup de choses que nous ne voyons pas.

Commençant par la cécité de la première espèce, je dis que les yeux ouverts des Scribes et des Pharisiens étaient des yeux qui simultanément voyaient et ne voyaient pas. Et pourquoi ? Non pas parce que voyant le miracle ils ne voyaient pas le miraculeux, comme nous l’avons déjà dit, mais parce que voyant le miracle ils ne voyaient pas le miracle, et que voyant le miraculeux ils ne voyaient pas le miraculeux. Le miracle, ils le voyaient dans les yeux de l’Aveugle, le miraculeux ils le voyaient dans sa propre Personne, et plus encore dans ses œuvres (ce qui est la meilleure façon de voir), et cependant ils ne voyaient ni le miracle, ni le miraculeux. Le miracle parce qu’ils ne voulaient pas le voir, le miraculeux parce qu’ils ne pouvaient pas le voir. Je sais bien que voir et ne pas voir implique contradiction ; mais la cécité des Scribes et des Pharisiens était si grande qu’elle pouvait réunir les deux termes de cette contradiction. Les Philosophes disent qu’une contradiction n’entre pas dans la sphère des possibles, je dis qu’elle entre dans la sphère des yeux. Je ne m’aventurerais pas à le dire si ce n’était une proposition expresse de la Première et Suprême Vérité. Ainsi parle le Christ, évoquant ces mêmes hommes, au chapitre quatre de Saint Marc : Ut videntes videant, et non videant. Pour que, ayant la faculté de voir, ils voient et ne voient pas. Vous vous attendiez maintenant à ce que je manifeste de grandes marques d’étonnement. S’ils voyaient, comment ne voyaient-ils pas ?! Et s’ils ne voyaient pas, comment voyaient-ils ? Résister à une telle autorité serait de l’irrévérence. Le Christ l’a dit et cela suffit. Pour ma part cependant, je ne veux pas me dispenser ainsi de donner la raison de ce qui paraît impossible. Mais avant que nous en arrivions là, examinons cette proposition contradictoire, voir et ne pas voir, mise en pratique dans deux cas fameux, tous les deux tirés de l’Histoire Sainte.

Le Roi de Syrie, alors qu’il était en campagne sur les terres du Royaume d’Israël, constata à plusieurs reprises que tout ce dont il délibérait dans son camp se savait dans celui de l’ennemi. S’étant d’abord imaginé qu’il devait y avoir parmi ses conseillers quelque espion vendu qui transmettait ces informations, il apprit des capitaines et soldats qui avaient la plus grande pratique de cette terre que le Prophète Elisée était celui qui révélait et découvrait tout à son Roi. Oh si les rois avaient des Prophètes à leurs côtés ! Elisée se trouvait en ce temps-là dans la Ville de Dothan : le roi décide de l’y faire capturer par une embuscade, et alors que les cavaliers avancent secrètement aux premières heures du jour, voici qu’apparaît Elisée en personne venant à leur rencontre. Il leur dit que ce chemin n’est pas celui de Dothan ; il les emmène à la ville fortifiée de Samarie, les fait entrer à l’intérieur des murs ;  les portes se ferment ; tous sont pris et perdus. Il est certain que ces soldats du Roi de Syrie connaissaient très bien la Ville de Dothan, et celle de Samarie, et les routes qui allaient à l’une et à l’autre, et nombre d’entre eux le Prophète Elisée lui-même. Or s’ils connaissaient tout ceci, et voyaient les Villes, les chemins et le Prophète lui-même, comment se laissèrent-ils emmener là où ils ne prétendaient pas aller ? Comment ne capturèrent-ils pas Elisée quand ils le virent entre leurs mains ? Et comment consentirent-ils à ce qu’il les fasse entrer à l’intérieur des murs, sous les épées de leurs ennemis ? Le Texte Sacré dit que toute cette comédie fut l’effet de la prière d’Elisée, qui demanda à Dieu qu’il frappe ces hommes d’aveuglement : Percute, oro, gentem hanc caecitate. Et leur cécité fut si neuve, si extraordinaire, si merveilleuse, que simultanément ils voyaient et ne voyaient pas. Ils voyaient Elisée et ne voyaient pas Elisée, ils voyaient Samarie et ne voyaient pas Samarie, ils voyaient les chemins et ne voyaient pas les chemins : ils voyaient tout et ils ne voyaient rien. Peut-il exister cécité plus contradictoire, et plus aveugle, et d’hommes aux yeux ouverts ? Telle fut par la volonté de Dieu celle de ces barbares, et telle est contre la volonté de Dieu celle des Chrétiens que nous sommes. Elisée veut dire Santé de Dieu ; Samarie veut dire prison et diamant. Et qu’est-ce que la Santé de Dieu sinon le salut ? Qu’est-ce que la prison de diamant sinon l’Enfer ? Or de même que les Assyriens allant chercher Elisée se retrouvèrent à Samarie, de même nous qui cherchons le salut nous retrouvons-nous en Enfer. Et si nous recherchons la raison de cette erreur et de cette cécité, c’est que comme eux, nous voyons et ne voyons pas. Ne vois-tu pas, Chrétien, que ce chemin-ci est celui qui mène en Enfer ? Si. Ne vois-tu pas que cet autre-là est le chemin du salut ? Si. Comment vas-tu donc chercher le salut sur le chemin de l’Enfer ? Parce que nous voyons les chemins, et nous ne voyons pas les chemins, nous voyons où ils mènent et nous ne le voyons pas. Si grande est notre cécité les yeux ouverts ! Percute gentem hanc caecitate.

Deuxième cas, et plus grand. Dieu envoya deux Anges dans la Cité de Sodome, afin qu’ils sauvent Loth et qu’ils détruisent ses habitants par le feu : et ces derniers méritaient tellement le feu qu’il fut nécessaire aux deux Anges de défendre la maison où ils avaient été accueillis. Mais comment la défendirent-ils ? Le Texte Sacré dit que l’expédient auquel ils eurent recours pour défendre la maison fut d’aveugler tous ces gens, du plus grand au plus petit : Percucerunt eos caecitate a maximo usque ad minorem. En lisant que les Anges les avaient tous aveuglés, je crus qu’ils leur avaient fermé les yeux, et qu’ils étaient devenus complètement aveugles, privés de la vue. Et que la raison pour aveugler non seulement les hommes, mais aussi les enfants, était d’éviter que les enfants ne guident les hommes. Mais il n’en fut pas ainsi. Ils demeurèrent tous les yeux ouverts et intacts comme auparavant. Ils voyaient la Ville, ils voyaient les rues, ils voyaient les maisons ; il n’y avait que la maison et la porte de Loth (que précisément ils recherchaient) qu’aucun d’entre eux ne trouvait. Ils cherchaient dans la Ville la rue de Loth, voyaient la rue et ne la trouvaient pas ; ils cherchaient dans la rue la maison de Loth, voyaient la maison et ne la trouvaient pas ; ils cherchaient sur la maison la porte de Loth, voyaient la porte et ne la trouvaient pas : Ita ut ostium invenire non possent, dit le Texte. Et pour que cesse l’admiration devant un cas aussi prodigieux, ce que firent à ces yeux-là les Anges bons, les Anges mauvais le font aux nôtres. Nous sommes au temps du Carême, temps de rigueur et de pénitence, et alors que la pénitence est la rue étroite qui mène au Ciel, Arcta via est, quae ducit ad vitam, nous voyons la rue, et ne la trouvons pas. Nous entrons dans les églises et les fréquentons davantage, nous posons les pieds sur ces sépultures, et alors que la sépulture est la maison où nous devons habiter pour toujours, Sepulchra eorum domus illorum in aeternum, nous voyons la maison, et ne la trouvons pas. Les prédicateurs montent en chaire, mettent sans cesse sous nos yeux la Loi de Dieu, oubliée et dédaignée ; et alors que la Loi de Dieu est la seule porte par laquelle il soit possible d’accéder à la Béatitude, Haec porta Domini justi intrabunt in eam, nous voyons la porte et ne la trouvons pas, Ita ut ostium invenire non possent.

Arrêtons-nous devant cette porte et attardons-nous ici-bas. Les hommes vont traversant les cours, déplaçant les Royaumes, allant et venant de par le monde, chacun au gré de ses prétentions, chacun pour s’introduire selon ses désirs, tous se heurtant les uns aux autres, les yeux ouverts, la porte sous les yeux, et personne ne trouvant cette porte. Vous allez et recherchez l’honneur avec des yeux de lynx, et comme pour l’honneur véritable il n’y a qu’une seule porte (qui est la vertu), personne ne trouve la porte. Vous allez et veillez sur la richesse avec plus d’yeux qu’un Argos, et comme la vraie porte de la richesse ne consiste pas à augmenter les biens, mais à diminuer la convoitise, personne ne trouve la porte. Vous allez et tuez pour trouver la vie bonne, et comme la porte convenable pour entrer dans la vie bonne est de mener une vie bonne, personne ne trouve la porte. Vous allez et vous fatiguez pour trouver le repos, et comme il n’y a ni ne peut y avoir d’autre porte pour atteindre le repos sûr et véritable que de s’accommoder de l’état présent et de se contenter de ce qui suffit à Dieu, aucun ne trouve la porte. Quelle folie ! Quelle cécité ! Mais personne ne voit vraiment ce qu’il a sous les yeux, parce que tous, du plus grand au plus petit, nous sommes comme ces aveugles : Percusserunt eos caecitate a maximo usque ad minorem.

De ces deux exemples si remarquables, voici maintenant la raison, car vous l’attendez. Qu’il soit possible de voir et ne pas voir simultanément, vous l’avez déjà vu. Vous direz que c’est possible, mais par miracle. Je dis qu’aussi sans miracle, et de manière très facile et très naturelle. Ne vous est-il pas quelquefois arrivé d’avoir les yeux fixés quelque part, et parce qu’au même moment votre esprit est distrait, soit par la conversation, soit par quelque souci, de ne pas reconnaître les choses mêmes que vous voyez ? Or ceci est la raison pour laquelle naturellement et sans miracle nous pouvons voir et ne pas voir simultanément. Nous voyons les choses parce que nous les voyons, et nous ne voyons pas ces mêmes choses, parce que nous les voyons distraits.

A Emaüs allaient les deux Disciples, s’entretenant avec une grande tristesse de la mort de leur Maître, et ce fut une chose merveilleuse que, le Christ lui-même leur apparaissant, marchant et discutant avec eux, ils ne le reconnussent pas. Certains prétendirent que la raison de cette erreur ou de cette cécité fut que le Seigneur avait changé les traits de son visage, de même que sa voix ou le ton de ses paroles. Mais cette explication (comme l’a bien noté Saint Augustin), va contre  la lettre du Texte, lequel dit expressément que l’erreur ne provint pas de l’objet, mais de la faculté de l’esprit, qu’elle ne provint pas de ce qui était vu, mais de la vue même : Oculi illorum tenebantur, ne eum agnoscerent. Comment est-il donc possible qu’ils n’aient pas reconnu celui qu’ils connaissaient si bien, et qu’ils n’aient pas vu celui qu’ils voyaient ? Dans le mot Tenebantur réside la solution à ce problème. L’Evangéliste dit que les Disciples ne reconnurent pas le Seigneur qu’ils avaient sous les yeux, parce qu’ils avaient les yeux prisonniers. C’est ce que signifie Tenebantur. Et c’est la même phrase qu’emploie l’Evangéliste, parlant de la prison du Christ : Ipse est, tenete eum. Tenuerunt eum. Non me tenuistis. Mais si leurs yeux étaient prisonniers, comment voyaient-ils ? Et s’ils voyaient, comment étaient-ils prisonniers ? Ils n’étaient pas prisonniers par la vue, ils étaient prisonniers par l’attention. Les Disciples allaient distraits par leur entretien, et plus encore distraits par leur tristesse : Qui sunt hi sermones, quos confertis ad invicem, et estis tristes ? Et cette distraction de la pensée, c’est elle qui emprisonnait l’attention de leurs yeux. Comme ils avaient la vue libre, ils voyaient le Christ ; comme ils avaient l’attention emprisonnée, ils ne reconnaissaient pas que c’était lui. Et de cette façon les yeux des Disciples étant à la fois libres et emprisonnés, ils en devenaient un composé de vue et de cécité : de vue, par laquelle ils voyaient, de cécité, par laquelle ils ne voyaient pas. Voyez la force que possède la pensée pour divertir la vue ! Les yeux étaient sur le chemin avec le Christ vivant, la pensée était dans la sépulture avec le Christ mort ; et la force de la pensée est si puissante que le même Christ absent, qui les occupait, les divertissait du même Christ présent, qu’ils avaient sous les yeux. Tant il y a loin de voir avec attention et réflexion à voir avec inattention et distraction !

C’est pour cela que Jérémie prêchait : Attendite, et videte. Prêtez attention, et voyez. Non seulement le Prophète exige la vue, mais la vue et l’attention, et d’abord l’attention, puis la vue ; parce que voir sans attention, c’est voir et ne pas voir. Pourtant cette façon de voir et ne pas voir est préférable à celle dont voyaient et ne voyaient pas les aveugles si aveugles des deux cas miraculeux que nous avons rapportés. Ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient, parce que Dieu avait brouillé les espèces. Nous, sans confusion ni instabilité des espèces, nous ne voyons pas ce que nous voyons, seulement par inattention et divertissement de la vue. Maintenant vous comprendrez l’énergie mystérieuse et discrète avec laquelle le Prophète Isaïe nous commande de regarder pour voir : Intuemini ad videndum. Y a-t-il quelqu’un qui regarde sinon pour voir ? Et y a-t-il quelqu’un qui voie sinon en regardant ? Pourquoi d’emblée le Prophète dit-il, comme s’il nous indiquait quelque chose de particulier, Intuemini ad videndum, regardez pour voir ? Parce que de même que sont nombreux ceux qui regardent pour s’aveugler, qui sont ceux qui regardent sans soin, de même sont nombreux ceux qui voient sans regarder, parce qu’ils voient sans attention. Il ne suffit pas de voir pour voir, il est nécessaire de regarder ce qu’il y a à voir. Nous ne voyons pas les choses que nous voyons, parce que nous ne les regardons pas. Nous les voyons sans réflexion, et sans attention, et c’est l’inattention qui est cécité de la vue. Les pensées distraient notre attention ; les soucis suspendent notre attention ; les affections emprisonnent notre attention. Et c’est à cause de cela que voyant la vanité du monde, nous allons à sa suite comme si elle était très solide ; voyant l’erreur de l’espérance, nous nous y fions comme si elle était très certaine ; voyant la fragilité de la vie, nous y construisons des châteaux comme si elle était très ferme ; voyant l’inconstance de la fortune, nous écoutons ses promesses, comme si elles étaient très sûres ; voyant le mensonge de toutes les choses humaines, nous avons foi en elles comme si elles étaient très vraies. Et que serait-ce si les affections qui nous distraient l’attention de la vue étaient de la sorte de celles qui ont tant distrait et troublé aujourd’hui les Scribes et les Pharisiens ? La haine les distrayait, l’envie les distrayait, l’intérêt les distrayait, l’orgueil les distrayait, leur propre autorité et leur ostentation les distrayaient : et comme l’attention était si distraite, si embarrassée, si troublée, si prisonnière, ils ne voyaient pas ce qu’ils avaient sous les yeux : Ut videntes caeci fiant.

IV

La cécité de la seconde espèce, ou la seconde espèce de cécité des Scribes et des Pharisiens, tenait à ce que leurs yeux étaient tels qu’ils ne voyaient pas les choses à l’endroit mais à l’envers ; ils ne voyaient pas les choses comme elles étaient, mais comme elles n’étaient pas. Ils voyaient les yeux miraculeux, et disaient que c’était un leurre ; ils voyaient la vertu surnaturelle, et disaient que c’était un péché ; ils voyaient une œuvre qui ne pouvait être que de la main de Dieu, et ils disaient qu’elle n’était pas de Dieu, mais contre Dieu : Non est hic homo a Deo. De telle sorte que non seulement ils ne voyaient pas les choses comme elles étaient, mais ils les voyaient comme elles n’étaient pas, et pour cela étaient beaucoup plus aveugles que s’ils ne les avaient absolument pas vues.

Dans la ville de Bethsaïde le Christ soigna un autre aveugle, comme celui de Jérusalem, mais il ne le soigna pas de la même façon, parce que les mêmes infirmités, quand les sujets ne sont pas les mêmes, très souvent requièrent un soin différent. Sur les yeux de cet aveugle le Seigneur plaça la main, et il lui demanda s’il voyait. L’homme le regarda, et dit : Video homines velut arbores ambulantes. Seigneur, je vois les hommes comme des arbres qui marchent d’un lieu à l’autre. Une nouvelle fois le Christ appliqua la main, et le texte dit que cette seconde fois l’homme commença à voir : Iterum imposuit manus super oculos ejus, et coepit videre. J’examine ce coepit videre, et il y a beaucoup à examiner. Cet homme, il est certain qu’il commença à voir dès la première fois que le Christ posa la main sur ses yeux, parce que jusque là il ne voyait rien et alors il commença à voir les hommes comme des arbres. Donc si l’Aveugle dès la première fois commença à voir les hommes comme des arbres, comment l’Evangéliste peut-il dire qu’il ne commença à voir que la deuxième fois : Iterum imposuit manus super oculos ejus, et coepit videre ? Parce que la première fois il voyait les choses comme elles n’étaient pas ; la seconde fois il les voyait désormais comme elles étaient : la première fois il voyait les hommes comme des arbres, la seconde fois il voyait les arbres comme des arbres, et les hommes comme des hommes. Et voir les choses comme elles sont, c’est ce qui s’appelle voir ; mais les voir comme elles ne sont pas, ce n’est pas voir, c’est être aveugle.

Oui. Mais si cet homme était aveugle quand il ne voyait rien, et s’il était aveugle aussi quand il voyait les choses comme elles n’étaient pas, quand était-il plus aveugle, quand il les voyait, ou quand il ne les voyait pas ? Quand il les voyait il était beaucoup plus aveugle, parce que quand il ne voyait rien, il était privé de la vue ; quand il voyait les choses à l’envers, l’erreur était logée dans sa vue, et l’erreur est une cécité beaucoup plus grande que la privation de la vue. La privation était un défaut innocent, qui ne mentait ni ne trompait ; l’erreur était un mensonge avec apparence de vérité, c’était un leurre assorti de certitude, c’était un faux témoignage attestant de la vue. Mais allons au fait. C’est une Philosophie bien établie dans la Tradition Hébreu, que les yeux non seulement voient la couleur, mais la couleur, la figure et le mouvement, et, c’est dans toutes ces trois choses que cet homme fut induit en erreur quand il vit la première fois, se représentant les hommes comme des arbres. Il se trompa de couleur, parce que les arbres sont verts, tandis que les hommes sont chacun de la couleur de son visage, et de son vêtement. Il se trompa dans la figure, parce que les arbres ont un pied, tandis que les hommes en ont deux ; les hommes ont deux bras, tandis que les arbres en ont de nombreux. Il se trompa dans le mouvement, parce que les hommes se meuvent pas à pas et changent de place, tandis que les arbres restent toujours fermes, et s’ils se meuvent avec le vent, ils ne changent pas de place. Combien d’erreurs voici donc, combien de leurres et combien de cécités impliquées dans ce premier accès à la vue. C’est pour cela que l’Evangéliste dit que quand l’Aveugle voyait de cette façon, il n’avait pas encore commencé à voir, parce que voir des choses à la place des autres, ce n’est pas vue, c’est cécité, et plus que cécité.

Les plus aveugles des hommes qu’il y eut au monde furent les premiers Hommes. Dieu leur dit, non par l’intermédiaire d’un tiers, mais lui-même, et non par énigmes ou métaphores, mais par des paroles expresses, que ce fruit de l’arbre qu’il leur avait interdit était vénéneux, et que le même jour où ils en mangeraient ils perdraient l’immortalité dans laquelle ils avaient été créés, et non seulement eux, mais tous leurs enfants et descendants. Et malgré cela ils en mangèrent. Peut-il exister homme si aveugle qu’il mange d’un poison connu, comme poison, pour se tuer ? Peut-il exister homme si aveugle qu’il donne le poison connu, comme poison, à ses enfants pour les voir mourir devant ses yeux ? Telle fut la cécité des premiers Hommes, et non pas cécité les yeux à moitié ouverts, comme celle de cet aveugle, mais les yeux totalement ouverts parce que tout cela ils le voyaient beaucoup plus clairement et évidemment que nous ne le voyons et l’admirons. Ainsi, comment tombèrent-ils dans une cécité aussi étrange ? Comment furent-ils, ou comment purent-ils être si aveugles ? Ils ne furent pas aveugles parce qu’ils ne virent pas, puisqu’ils voyaient tout, mais ils furent aveugles parce qu’ils virent une chose pour une autre. Le même texte le dit : Vidit mulier, quod bonum esset lignum ad vescendum : la femme vit que ce fruit était bon à manger. – Femme aveugle, et aveugle quand tu vis et parce que tu vis : vois ce que tu vois, et puisses-tu ne pas voir ce que tu ne vois pas. Il aurait dû en être ainsi. Mais Eve, les yeux ouverts, était si aveugle, qu’elle ne voyait pas ce qu’elle voyait et voyait ce qu’elle ne voyait pas. Le fruit interdit était mauvais à manger et bon à ne pas manger. Mauvais à manger parce que, mangé, il était poison et mort ; bon à ne pas manger parce que, non mangé, il était vie et immortalité. Pourtant si le fruit était seulement bon à ne pas manger, et à manger n’était pas bon, et même très mauvais, comment Eve vit-elle qu’il était bon à manger : Vidit quod bonum esset ad vescendum ? Parce que si aveugle était sa vue, ou si erronée sa cécité que, regardant le même fruit, elle ne voyait pas ce qu’il était et voyait ce qu’il n’était pas. Elle ne voyait pas qu’il était mauvais à manger, alors qu’il était mauvais, et elle voyait qu’il était bon à manger, alors qu’il n’était pas bon : Vidit, quod bonum esset.

Telle fut la cécité d’Eve, et telle est celle des enfants d’Eve. Vae qui dicitis malum bonum et bonum malum. Se confondent en nous le mal avec le bien et le bien avec le mal, non faute d’avoir des yeux, mais par erreur et leurre de la vue. Au Paradis il n’y avait qu’un arbre interdit ; dans le monde il y en a une infinité. Tout ce qu’interdisent la loi naturelle, la loi divine et les lois humaines, tout ce que prohibe la raison et que l’expérience condamne, ce sont des arbres interdits. Et tels sont le leurre et l’illusion de la vue, égarée par les couleurs avec lesquelles se déguise le poison, qu’au lieu de voir le mal certain, pour le fuir, nous voyons le bien qui n’existe pas, pour exciter nos appétits : Vidit quod bonum esset. De là naît, comme de la vue d’Eve, la ruine originelle du monde, non seulement dans les consciences et les âmes particulières, mais bien davantage dans le commun des états et des républiques. Ainsi tomba la mieux établie et la plus florissante république qu’il y eût au monde, qui était autrefois celle des hébreux, établie, gouvernée, assistée et défendue par Dieu lui-même. Et quelle vous semble-t-il que fut l’origine ou la cause principale de sa ruine ? Ce ne fut pas autre chose que la cécité de ceux qui avaient pour office d’être les yeux de la république. Et non parce que c’étaient des yeux aveugles au sens où ils n’auraient pas vu, mais parce qu’ils voyaient une chose à la place d’une autre, et qu’au lieu de voir ce qui était, ils voyaient ce qui n’était pas. Ainsi le déplora le prophète Jérémie dans les larmes qu’il versa, au temps de sa captivité à Babylone, sur la destruction et la ruine de Jérusalem : Prophetae tui viderunt tibi falsa.

Les yeux de cette république, qui non seulement avaient pour office de voir le présent, mais aussi le futur, étaient les prophètes, qui pour cette raison s’appelaient voyants. Et Jérémie dit à Jérusalem trompée et déjà détrompée, que ses prophètes voyaient pour elle des choses fausses : Prophetae tui viderunt tibi falsa. Notez bien le mot viderunt. S’il avait dit qu’ils prophétisaient, ou prêchaient, ou conseillaient, ou bien encore disaient des choses fausses, bien : mais dire qu’ils les voyaient : Viderunt tibi ! Si les choses étaient fausses, elles n’étaient pas, et si elles n’étaient pas, comment les voyaient-ils ? Parce qu’il en était ainsi de la cécité des yeux de la triste république : des yeux qui ne voyaient pas ce qui était, et voyaient ce qui n’était pas, ni ne devait être. Les prophètes véritables voyaient ce qui était, les faux prophètes voyaient ce qui n’était pas, et parce que l’aveugle république se laissa gouverner par ces yeux-là, elle se perdit. Jérémie, prophète véritable, disait qu’il fallait se soumettre à Nabuchodonosor, parce que si on ne faisait pas ainsi, il prendrait une deuxième fois possession de Jérusalem et la détruirait de part en part. Au contraire, Ananie, faux prophète, prêchait et promettait que Nabuchodonosor ne prendrait pas la ville, mais restituerait les vases sacrés du temple qu’il avait pillé. Et parce que ces faux oracles, considérés comme plus plausibles, furent crus, Jérusalem de part en part fut détruite et terrassée, et les reliques de sa ruine emportées à Babylone. Michée, prophète véritable, consulté au sujet de la guerre de  Ramot de Galaad, dit qu’il voyait l’armée d’Israël dispersée par les champs comme brebis sans pasteur. Au contraire, Sédécias et quatre-cents autres faux prophètes exhortaient à la guerre et assuraient la victoire. Et parce que le roi Achab préféra suivre la fausseté flatteuse du plus grand nombre que la vérité attestée et reconnue d’un seul, et bien qu’il soit entré dans la bataille sans couronne et déguisé pour ne pas être reconnu, une seule flèche perdue suffit à le tuer, à mettre l’armée en déroute et à décider de la victoire des ennemis. Ainsi Michée et Jérémie avaient-ils vu ce qui devait être, et les autres ce qui ne fut pas, pour qu’ouvrent les yeux les princes et qu’ils voient quels sont les yeux par la vue desquels se guider. Qu’ils se guident par les yeux des quelques uns qui voient les choses comme elles sont, et non par ceux des nombreux et aveugles qui voient une chose pour une autre. Viderunt tibi falsa.

Mais comment se peut-il (pour que nous rendions raison de cette seconde cécité, comme nous l’avons fait de la première), comment se peut-il qu’il y ait des hommes si aveugles qu’avec les yeux ouverts ils ne voient pas les choses comme elles sont ? Quelqu’un dira que ce leurre de la vue procède de l’ignorance. Le paysan, parce qu’il est ignorant, voit que la lune est plus grande que les étoiles ; mais le philosophe, parce qu’il est savant et mesure les quantités par les distances, voit que les étoiles sont plus grandes que la lune. Le paysan, parce qu’il est ignorant, voit que le ciel est bleu ; mais le philosophe, parce qu’il est savant et distingue le véritable de l’apparent, voit que cela qui paraît un ciel bleu n’est ni bleu ni ciel. Le paysan, parce qu’il est ignorant, voit une grande variété de couleurs dans ce qu’il appelle arc-en-ciel ; mais le philosophe, parce qu’il est savant et sait que même la lumière trompe, quand elle se divise, voit qu’il ne s’agit pas là de couleurs, mais de leurres colorés et d’illusions de la vue. Et si l’ignorance se fourvoie tant en regardant le ciel, qu’en sera-t-il si elle regarde la terre ? Je ne prétends pas nier les erreurs de l’ignorance ; mais celles dont ici-bas souffrent communément les yeux des hommes, et dont ils font souffrir de nombreux autres, je dis que ce ne sont pas des erreurs dues à l’ignorance, mais à la  passion. C’est la passion qui se fourvoie, la passion qui les trompe, la passion qui les trouble et brouille les espèces pour qu’ils voient des choses à la place d’autres. Et c’est là la véritable raison, ou non-raison, d’une si notable cécité. Les yeux voient à travers le cœur, et de même qu’à celui qui voit à travers des vitres de couleurs diverses toutes les choses paraissent teintées de ces couleurs, de même la vue se teinte en fonction des humeurs, bonnes ou mauvaises, dont les cœurs sont affectés.

Les Moabites avaient établi leurs campements vis-à-vis de ceux de Josaphat et Joram, Rois d’Israël et de Juda, et voyant à l’aube qu’entre eux courait un ruisseau, ils jugèrent que l’eau, blessée par les rayons du soleil, était du sang, et se persuadèrent que les deux Rois amis, en raison de quelque subite discorde, avaient repris les armes l’un contre l’autre : Dixerunt sanguis gladdi est, pugnaverunt reges contra se, et caesi siant mutuo. Le grand favori Aman ayant perdu les bonnes grâces du roi Assuérus, condamné à mort, il se jeta aux pieds de la Reine Esther qui se tenait sur son trône, demandant pardon et miséricorde ; et comme Assuérus le voyait dans cette posture, le jugement qu’il porta fut tel, et tellement étranger à son propre honneur, qu’il n’y a pas de mots décents pour le dire : Etiam, Reginam vult opprimere me praesent. La barque de Saint Pierre était en péril sur le lac de Tibériade, égarée de sa route par la furie des vents et presque   engloutie sous le poids des flots, quand apparut le Christ marchant à grands pas sur les eaux pour la secourir. Les Apôtres le virent, et pourtant ils tinrent le naufrage pour certain, et se crurent tout à fait perdus, jugeant (comme le dit le Texte) que c’était quelque vision : Putaverunt phantasma esse. Revenons maintenant à ces trois notables cas, et sachons la cause de si nombreuses erreurs. Les Apôtres, Assuérus, les Moabites, tous avaient les yeux ouverts, tous virent ce qu’ils voyaient, et tous jugèrent qu’une chose était une autre. Car si les Apôtres voyaient le Christ, comment jugèrent-ils que c’était un fantôme ? Si Assuérus vit Aman demander miséricorde, comment jugea-t-il qu’il commettait un adultère ? Si les Moabites voyaient l’eau du ruisseau, comment jugèrent-ils que c’était du sang ? Parce que c’est ainsi que confondent et brouillent les espèces les yeux troublés par quelque passion. Les Apôtres étaient troublés par la passion de la crainte ; Assuérus par la passion de la colère ; les Moabites par la passion de la haine et de la vengeance : et comme les Moabites désiraient verser le sang des deux armées ennemies, l’eau leur paraissait du sang ; comme Assuérus voulait enlever la vie à Aman, la contrition lui paraissait péché ; comme les Apôtres étaient effrayés par le danger, le remède et le Christ même leur paraissait fantôme. Méfiez-vous des yeux qui voient avec passion.

Les passions du cœur humain, comme les divise et les énumère Aristote, sont au nombre de onze, mais toutes se résument à deux passions capitales, Amour et Haine. Et ces deux affections aveugles sont les deux pôles qui font tourner le monde, pour cela si mal gouverné. Ce sont elles qui pèsent les mérites, elles qui qualifient les actions, elles qui évaluent les talents, elles qui répartissent les fortunes. Ce sont elles qui arrangent ou dérangent, elles qui font ou anéantissent, elles qui peignent ou ternissent les objets, donnant et retirant arbitrairement la couleur, la figure, la mesure et encore l’être même et la substance, sans autre distinction ou jugement que détester ou aimer. Si les yeux voient avec amour, le corbeau est blanc, si c’est avec haine le cygne est noir ; si c’est avec amour, le Démon est beau, si c’est avec haine l’Ange est laid ; si c’est avec amour, le Pygmée est géant, si c’est avec haine, le géant est Pygmée ; si c’est avec amour, ce qui n’est pas, a un être ; si c’est avec haine, ce qui a un être, et qui est quoi qu’il en soit, n’est pas, ni ne sera jamais. C’est pour cette raison que l’on voit, accompagnés des perpétuels gémissements de la justice, les indignes relevés, et les dignités dégradées ; les talents désœuvrés, et les incapacités au pouvoir ; l’ignorance honorée, et la science non reconnue ; la faiblesse armée du bâton, et la valeur laissée dans un coin ; le vice sur les autels, et la vertu privée de culte ; les miracles accusés, et leurs auteurs considérés comme des criminels. Peut-il y avoir plus grande violence de la raison ? Peut-il y avoir plus grand scandale de la nature ? Peut-il y avoir plus grande perdition de la république ? Car tout cela est ce que fait et défait la passion par les yeux des hommes, aveugles quand ils se ferment, et aveugles quand ils s’ouvrent : aveugles quand ils aiment, et aveugles quand ils détestent ; aveugles quand ils approuvent, et aveugles quand ils condamnent : aveugles quand ils ne voient pas, et quand ils voient beaucoup plus aveugles encore : Ut videntes caeci fiant.

V

Nous sommes arrivés, bien que tard, à la cécité de la troisième espèce, dont il est attesté que les Scribes et les Pharisiens étaient atteints, parce qu’étant si aveugles (comme nous l’avons vu) ils ne voyaient pas, ni ne connaissaient leur propre cécité. L’aveugle qui connaît sa cécité n’est pas entièrement aveugle parce que du moins il voit ce qui lui manque : la dernière extrémité de la cécité est d’en pâtir et de ne pas la connaître. Tel était l’état plus qu’aveugle de ces hommes, desquels Origène dit avec acuité qu’ils étaient arrivés au point de perdre le sens de la cécité : Caecitatis sensu carentes. La nature, quand elle ôte le sens de la vue, laisse le sens de la cécité, pour que l’aveugle puisse s’aider des yeux d’autrui. Pourtant les Scribes et les Pharisiens étaient si aveugles, et si absolument aveugles, que non seulement ils avaient perdu le sens de la vue, mais aussi le sens de la cécité : celui de la vue, parce qu’ils ne voyaient pas, celui de la cécité, parce qu’ils ne la voyaient pas. Le Christ aujourd’hui les a blâmés, tacitement, à ce sujet, et eux qui ont compris le trait, ils ont répondu : Nunquid, et nos caeci sumus ? Est-ce que par hasard nous serions aussi aveugles ? Comme s’ils avaient dit : les autres sont les aveugles, mais nous, qui sommes les yeux de la république, nous qui sommes les sentinelles de la maison de Dieu, nous qui avons pour office de veiller sur l’observance de la Foi et de la Loi, nous seuls avons la lumière, nous seuls avons la vue, nous seuls nous sommes ceux qui voyons. Mais c’est pour cela même qu’était plus grande leur cécité que toutes les cécités, et qu’ils étaient plus aveugles que tous les aveugles. Parce qu’il ne peut y avoir ni plus grande cécité, ni plus aveugle, qu’être aveugle, et croire qu’on ne l’est pas.

Dans une parabole le Christ introduit un aveugle, qui allait guidant un autre aveugle : Si caecus caecum ducatum praestet. Celui qui était guidé était aveugle, celui qui guidait était aveugle aussi. Mais lequel de ces deux aveugles vous semble avoir été plus aveugle, le guide ou le guidé ? Bien plus aveugle était le guide. Parce que l’aveugle qui se laissait guider voyait et connaissait qu’il était aveugle, mais celui qui se fit le guide de l’autre était si loin de voir et connaître qu’il était aveugle, qu’il croyait qu’il pouvait prêter ses yeux. Le premier était aveugle une fois, le deuxième deux fois aveugle : une fois parce qu’il l’était, une autre fois parce qu’il ne le savait pas. Saint Jean dans son Apocalypse écrit une lettre de remontrance à l’évêque de Laodicée, et il s’exprime ainsi : Nescis, quia miser es, et miserabilis, et caecus ? Tu ne sais pas que tu es misérable, et misérable et aveugle ? Considérons l’expression miser, et miserabilis. Qu’il le dise misérable, parce qu’il était aveugle, c’est une misère bien claire ; mais pourquoi le dit-il non pas seulement une, mais deux fois misérable : miser et miserabilis ? Il le dit deux fois misérable, parce qu’il était deux fois aveugle : aveugle une fois, parce qu’il l’était, et aveugle une autre fois, parce qu’il ne le savait pas. L’Evangéliste lui-même l’a dit : Nescis, qui miser es, et miserabilis, et caecus. Notez le Nescis. Il était une fois aveugle parce qu’il l’était : caecus ; il était aveugle une autre fois, parce qu’il ne le savait pas : Nescis. Et parce qu’il était deux fois aveugle, il était deux fois misérable : miser, et miserabilis. Etre aveugle était misère, parce que c’était cécité ; mais être aveugle et ne pas le savoir, c’était misère redoublée, parce que cécité redoublée. La première cécité lui ôtait la vue des autres choses, la seconde cécité lui ôtait la vue de la cécité même, et pour cela il était aveugle plus qu’aveugle, et misérable plus que misérable : Miser, et miserabilis, et caecus.    

Oh combien de misérables plus que misérables et combien d’aveugles plus qu’aveugles y a-t-il comme celui-ci dans le monde ! Sénèque rapporte un cas notable, advenu dans sa famille, et il dit à son disciple Lucilius qu’il va lui raconter une chose incroyable, mais véridique : Incredibilem tibi narro rem, sed veram. Il avait une servante nommée Harpaste, laquelle (étant folle de naissance) perdit subitement la vue : Haec fatua subito desiit videre. Et que vous semble-t-il que ferait Harpaste aveugle et sans jugement ? Ici intervient l’élément incroyable. Nescit esse se caecam : elle était aveugle et ne le savait pas. Poedadodum suum rogat, ut, migret : quand celui qui s’était occupé d’elle lui donnait la main pour la guider, elle le repoussait : Ait domum tenebrosam esse : elle disait que la maison était dans l’obscurité, que l’on ouvrît les fenêtres ; et les fenêtres qu’elle avait fermées n’étaient pas celles de la maison, c’étaient celles des yeux. Peut-il y avoir cécité plus folle et plus digne du rire ? Cependant tu dois savoir, Lucilius (dit Sénèque), que tous nous sommes ainsi, aveugles et fous : aveugles parce que nous ne voyons pas, et fous parce que nous ne connaissons pas notre cécité : Hoc, quod in ea ridemus, omnibus nobis accidere liqueat tibi. L’orgueil n’est-il pas cécité ? L’envie n’est-elle pas cécité ? La convoitise n’est-elle pas cécité ? L’ambition, la pompe, le luxe ne sont-ils pas cécité ? Et la flatterie et le mensonge ? Si. Mais notre folie est telle, comme celle d’Harpaste, que la cécité et l’obscurité étant nôtres, nous les attribuons à la maison, et nous disons qu’il n’est pas possible de vivre d’une autre façon dans ce monde, et moins encore à la cour : Nemo aliter Romae potest vivere. Si nous sommes aveugles, pourquoi ne le savons-nous pas ? Isaac était aveugle, mais connaissait sa cécité, ainsi il toucha les mains de Jacob pour suppléer le défaut de vue par le toucher. Le mendiant de Jéricho était aveugle, mais il savait qu’il l’était, ainsi l’aumône qu’il demanda au Christ ne fut autre que celle de la vue : Domine ut videam. Comment pourrions-nous suppléer nos cécités, ou comment pourrions-nous leur chercher remède, si nous ne les connaissons pas ?

Car certainement nous ne manquons pas d’expériences très claires, et très cher payées, pour les connaître, si nous n’étions pas aveugles plus qu’aveugles. Regardez vos chutes, et vous verrez vos cécités. Quand Tobie entendit qu’allait arriver son fils, dont il désespérait désormais presque de la venue et de la vie, son transport fut tel que, se levant, il s’élança et courut pour aller à sa rencontre et le recevoir dans ses bras. Tendez la main, Vieillard trompé : ne voyez-vous pas que vous êtes aveugle ? Ne voyez-vous pas que vous ne pouvez marcher par vous-même, encore moins courir ? Ne voyez-vous pas que vous pouvez tomber, et que la chute peut être telle qu’elle assombrisse un jour si joyeux, et attriste tout votre plaisir et celui de votre maison ? Ainsi en fut-il en partie, parce qu’après quelques pas titubants et mal assurés Tobie trébucha, et se retrouva à terre : Consurgens caecus pater ejus, coepit ofiendens pedibus currere, et prolapsus est, dit le Texte Grec. Relevé cependant par les bras d’autrui, l’aveugle déjà moins aveugle donna la main à un serviteur, et avec ce soutien il parvint sans nouveau risque à recevoir son fils : Et data manu puero occurrit filio suo. Ainsi le transport, la joie subite et l’amour aveuglèrent Tobie de telle sorte qu’il ne vit ni ne considéra sa cécité ; cependant, après être tombé, la chute même lui fit connaître qu’il était aveugle, et que, comme aveugle, il devait se mettre entre les mains de quelqu’un qui le soutînt et le guidât. Toutes les choses se voient les yeux ouverts, et seule la cécité se peut voir les yeux fermés. Mais quand elle est si aveugle qu’elle ne se voit pas elle-même, les chutes lui ouvrent les yeux, pour qu’elle se voie. Les premiers pères tombèrent aussi aveuglément que nous venons de le voir : et quand ouvrirent-ils les yeux pour voir leur cécité ? Une fois qu’ils se virent tombés : Et aperti sunt oculi amborum. L’appétit les aveugla, et la chute leur ouvrit les yeux. Quel est le fils d’Adam qui ne soit aveugle ? Et quel est l’aveugle qui ne soit pas tombé une et de nombreuses fois ? Et que ne suffisent pas tant de chutes et rechutes pour que nous connaissions notre cécité ! Si vous tombez dans autant d’embûches qu’il y a de vanités et de folies dans le monde, pourquoi les écailles ne vous tombent-elles pas des yeux, et pourquoi ne cherchez-vous pas quelqu’un qui vous relève et vous guide ? Seulement je vous dis que si vous donnez la main pour cela à un serviteur, comme le fit Tobie, que ce soit un serviteur si sûr, et à la vue si bonne, qu’il sache où poser les pieds, et qu’il puisse vous guider et soutenir. Et quand vous lui donneriez la main, prenez garde qu’il ne s’aveugle pas à son tour de votre grâce, et ne vous emmène pas vers de plus grands précipices. Mais il est temps que nous donnions la raison de cette dernière cécité comme nous l’avons fait des autres.

Il semble incroyable et impossible qu’un aveugle ne connaisse pas qu’il est aveugle. Mais puisque nous avons déjà vu qu’il y a beaucoup d’aveugles de cette espèce, il nous reste à savoir la cause d’une étrange et si aveugle cécité. S’il pouvait y avoir quelque aveugle qui ne se connût pas, c’était notre Aveugle de l’Evangile, parce qu’il était aveugle de naissance et pour qui ne connaissait pas la vue, il n’est pas étonnant qu’il ne connût pas la cécité. Lui, pourtant, la connaissait assurément, et nous parlons d’aveugles aux yeux ouverts, qui savent ce qu’est voir et ne pas voir. Quelle est donc, ou quelle peut être la raison pour laquelle ces aveugles s’aveuglent tant sur leur cécité qu’ils ne la connaissent pas ? D’autres donneront d’autres raisons (car pour se tromper, elles sont nombreuses). Celle que je tiens pour certaine et infaillible, c’est la grande présomption des mêmes aveugles. La cause de la première cécité, comme nous l’avons vu, est l’inattention ; celle de la seconde la passion ; et celle de la troisième et plus grande de toutes, la présomption. Chez les Scribes et les Pharisiens nous en avons la preuve. D’eux Christ dit à ses Disciples dans une autre occasion : Sinite eos : caeci sunt, et duces caecorum. Laissez-les, car ils sont aveugles, et guides d’aveugles. Mais pour cela même il est bon que nous ne les laissions pas maintenant. S’ils étaient aveugles et ne voyaient pas, comment étaient-ils ou se faisaient-ils guides d’aveugles ? Parce que grande était leur présomption. Pour qu’un aveugle guide des aveugles, il faut qu’il ait deux connaissances contraires : une par laquelle il connaît que les autres sont aveugles ; et une autre par laquelle il connaît ou est persuadé qu’il ne l’est pas. Et telle était la présomption des Scribes et des Pharisiens. Chez les autres ils connaissaient que la cécité était cécité ; en eux ils estimaient que la cécité était vue. Ainsi, alors qu’ils étaient aussi aveugles que les autres aveugles, au lieu de chercher des guides pour eux-mêmes, ils se faisaient les guides des autres, et se vendaient comme tels. Si nous voyions un aveugle battre le tambour et vendre ses yeux, ne serait-il pas la risée du monde, et de la nature elle-même ? Pourtant c’était là la force qui siégeait dans les tribunaux de Jérusalem, la cécité et la présomption de ces très graves Ministres, et c’était là la très haute idée qu’ils avaient de leurs yeux. Des Taupes avec la présomption de Lynx.

Cette présomption est allée encore beaucoup plus loin dans le cas qui nous occupe aujourd’hui. L’Aveugle, après que Dieu l’eut illuminé, eut la vue d’un lynx, et les taupes voulaient guider le lynx. Qu’un aveugle veuille guider un autre aveugle, une taupe une autre taupe, c’est une cécité très présomptueuse ; mais que les taupes aient voulu guider le lynx, et les aveugles donner des leçons de vue à qui avait des yeux, et des yeux miraculeux ? Ce fut la plus folle présomption qu’aient pu produire toutes les cécités. Toute l’intention aujourd’hui des Scribes et des Pharisiens, et toutes les diligences et instances dont ils poursuivirent l’Aveugle illuminé, et avec lesquelles ils voulaient le persuader qu’il était désormais plus aveugle qu’auparavant, avaient pour but de l’écarter de la lumière et de la connaissance du Christ, et de le tirer et l’amener à leur opinion erronée. Lui disait : Scimus, qui peccatores Deus non audit. Eux disaient : Nos scimus, quia hic homo peccator est. Et ces deux opinions étant si contraires, toute la différence, parce qu’ils condamnaient la science de l’aveugle, et canonisaient la leur, tenait à ce qu’eux disaient : Nos scimus. Ce Nous si présomptueux, si souvent assené dans ce procès, était tout le fondement de leur censure. Nous le disons, et tout le reste est ignorance et erreur. Nous : comme s’il ne pouvait y avoir de nous aveugles, et comme si n’était pas acquis ce qu’ils avaient déjà inféré : Nunquid, et nos caeci sumus ? L’homme aux yeux miraculeux les contestait, les confondait, et les prenait par les mains ; et eux, parce qu’ils savaient répondre aux arguments, se tournaient contre celui qui argumentait, et cloués dans leur Nous, disaient pleins d’eux-mêmes : Et tu doces nos ? Et qui es-tu pour nous enseigner à nous ? J’aurais demandé à ces grands lettrés : Et qui êtes-vous pour ne pas apprendre de lui ? Il raisonne vivement, vous ne lui donnez pas raison ; il prouve ce qu’il dit, vous parlez et ne prouvez rien ; il convainc par le miracle que le Christ est Saint, vous blasphémez en affirmant qu’il est pécheur ; il démontre de façon évidente que c’est lui ; vous cherchez de faux témoignages pour dire qu’il est un autre ; il est un Aigle qui dirige ses yeux vers le soleil, vous êtes des oiseaux nocturnes qui vous aveuglez à la lumière ; enfin il est un lynx, et vous des taupes, et au bout du compte vous êtes si vains et si présomptueux que vous croyez voir davantage avec votre cécité que lui avec ses yeux. Vit-on jamais présomption si aveugle ? Je n’en trouve qu’une seule semblable dans les Ecritures, mais aussi à Jérusalem : car c’est seulement dans une terre où l’on crucifie le Christ que l’on peut produire et souffrir de tels monstres.

Les soldats qui gardaient le Calvaire, ayant reçu l’ordre d’achever les crucifiés, lorsqu’ils virent que le Christ était déjà mort, passèrent leur chemin : Ut viderunt eum jam mortuum, non fregerunt ejus crura. Ainsi firent les soldats qui avaient des yeux. Et Longin, qui était aveugle, que fit-il ? Il donna au Christ le coup de lance. Qui met la lance dans la main d’un aveugle veut qu’il la mette dans le sein du Christ. Car si ceux qui avaient des yeux virent que le Christ était déjà mort, l’aveugle lui, pourquoi voulut-il encore le tuer, comme s’il avait été vivant ? Car étant aveugle et aveugle à ce point, il était si présomptueux de sa capacité à voir qu’il croyait voir mieux avec ses yeux fermés que les autres avec les yeux ouverts. Oh combien de Longin y a-t-il de cette sorte dans le monde, et avancés si loin, et si présomptueux ! Mais ce n’est pas tant sa faute que celle des Généraux. Si Longin était aveugle, pourquoi fallait-il qu’il ait un emploi de soldat ? S’il avait de nombreuses années de service, qu’ils lui donnent une épicerie. Puisqu’il est aveugle, qu’il s’emploie à prier. Mais sans yeux, et la lance à la main ? Privé de la vue, et un poste en pleine lumière ? Et comment pouvait-il ne pas présumer beaucoup de ses yeux, si, alors qu’il était aveugle, on ne l’avait pas mis à la retraite ? Il fut très présomptueux, mais il avait de la présomption en soi[ii]. J’ai entendu Isaïe dire, s’adressant à la même République de Jérusalem : Speculatores tui caeci omnes, tes Sentinelles, ô Jérusalem, sont toutes aveugles. La Cité était très fortifiée, parce qu’elle avait trois rangs de murs ; mais les postes de garde étaient très mal pourvus, parce que dans chacun d’eux on plaçait un aveugle pour veiller. Et si l’aveugle se voyait élevé sur une tour, et placé dans une guérite, comment pouvait-il ne pas présumer beaucoup de sa vue ? Ils avaient de la présomption en soi, mais ni la présomption ni le poste ne diminuaient leur cécité. Les postes d’ordinaire ne donnent pas la vue, au contraire ils l’enlèvent à ceux qui l’ont, et d’autant plus qu’ils sont plus élevés. Ainsi la clarté des yeux fut-elle donnée aux Scribes et aux Pharisiens. Aveugles par la présomption liée à leur office, et, parce que leur office était de voir, plus aveugles encore : Ut videntes caeci fiant.

 

VI

Telle était l’ultime et la plus absolue cécité des Scribes et des Pharisiens. Et la nôtre, quelle est-elle ? Ils étaient aveugles plus qu’aveugles, parce qu’ils ne voyaient pas leurs cécités. Et nous par hasard, voyons-nous les nôtres ? Si nous y remédions, je confesserai que nous les voyons ; mais si nous n’y remédions pas, il est absolument certain que nous ne les voyons pas. Voir, et ne pas remédier, ce n’est pas voir. Dieu apparut à Moïse sous la forme du Buisson ardent ; il lui dit qui il était, et pourquoi il venait, et les paroles par lesquelles se présenta la Sainte Majesté furent les suivantes : Vidi afflictionem populi mei in Aegypto, et sciens dolorem ejus, descendi, ut liberem eum. J’ai vu la souffrance de mon Peuple en Egypte, et connaissant combien il endure, je viens le libérer. Et cette souffrance que votre Peuple endure depuis de si longues années, vous ne la vîtes, Seigneur, que maintenant ? Je sais, moi, qu’avant qu’il n’y ait un tel Peuple dans le monde, vous révélâtes au grand-père de son Fondateur, que ce même Peuple devait errer quatre cents ans sur des terres étrangères, et qu’il y serait captif et tourmenté. Ainsi dit, ou prédit Dieu à Abraham bien avant la naissance de Jacob, qui fut le Père des douze Tribus, et de tout le Peuple Hébreu, prisonnier en Egypte : Scito praenoscens quod peregrinum futurum sit semen tuum in terra non sua, et subjicient eos servituti, et affligent eos quadringentis annis. Or, s’il y avait plus de quatre cents ans que Dieu avait révélé cette captivité, et si dès le premier jour où elle commença (ou plutôt depuis toute son éternité) il la voyait sans cesse, comment dit-il que maintenant il a vu la souffrance de son Peuple : Vidi afflictionem populi mei ? Il dit que maintenant il l’a vue, parce que maintenant il vient y remédier : Vidi, et descendi, ut liberem eum. Ce que l’on voit, et à quoi on ne remédie pas, même si on le voit pendant quatre cents ans, même si on le voit une éternité entière, ou bien on ne le voit pas, ou bien on le voit comme si on ne l’avait pas vu. C’est pour cela qu’Anne, Mère de Samuel, parlant avec Dieu en personne, et lui demandant un remède pour une autre souffrance, dit : Si respiciens videris afflictionem meam. Si la voyant vous voyiez ma souffrance. Et que signifie : si voyant vous voyiez ? Cela signifie, si vous remédiiez, parce que voir sans remédier, ce n’est pas voir en voyant, c’est voir sans voir. Qui doute que ce même jour le Christ n’ait vu dans les rues de Jérusalem beaucoup d’autres aveugles, manchots et infirmes, qui convergent pour demander l’aumône auprès des cours ? Mais les Evangélistes ne disent pas qu’il les vit, parce qu’il ne les guérit pas. Ils disent seulement qu’il vit cet aveugle, auquel il porta remède, et pour cette raison ils disent qu’il le vit : Vidit hominem caecum.

Oh qui me donnera d’avoir maintenant dans cet auditoire le monde tout entier ? Qui me donnera que m’entende maintenant l’Espagne, que m’entende la France, que m’entende l’Allemagne, et que m’entende Rome même ! Princes, Rois, Empereurs, Monarques du monde : voyez-vous la ruine de vos Royaumes, voyez-vous les souffrances et les misères de vos vassaux, voyez-vous les violences, voyez-vous les oppressions, voyez-vous les tributs, voyez-vous les pauvretés, voyez-vous les famines, voyez-vous les guerres, voyez-vous les morts, voyez-vous les captivités, voyez-vous la dévastation de tout ? Ou vous le voyez, ou vous ne le voyez pas. Si vous le voyez, comment n’y remédiez-vous pas ? Et si vous n’y remédiez pas, comment le voyez-vous ? Vous êtes aveugles. Princes, Ecclésiastiques, grands, très grands, souverains, et vous, ô Prélats, qui êtes à votre place : voyez-vous les calamités universelles et particulières de l’Eglise, voyez-vous les décombres de la Foi, voyez-vous le déclin de la Religion, voyez-vous le dédain des Lois Divines, voyez-vous l’irrévérence à l’égard des lieux sacrés, voyez-vous les abus des coutumes, voyez-vous les péchés publics, voyez-vous les scandales, voyez-vous les simonies, voyez-vous les sacrilèges, voyez-vous le défaut de la doctrine sainte, voyez-vous la condamnation et la perte de tant d’âmes, au dedans et au dehors de la Chrétienté ? Ou vous le voyez, ou vous ne le voyez pas. Si vous le voyez, comment n’y remédiez-vous pas ? Et si vous n’y remédiez pas, comment le voyez-vous ? Vous êtes aveugles. Ministres de la République, de la Justice, de la Guerre, de l’Etat, de la Mer, de la Terre : voyez-vous les obligations qui sont à la charge de vos soins, voyez-vous le poids qui pèse sur vos consciences, voyez-vous les négligences du gouvernement, voyez-vous les injustices, voyez-vous les vols, voyez-vous les contrebandes, voyez-vous les complots, voyez-vous les ajournements, voyez-vous les subornations, voyez-vous les compliments, voyez-vous les pouvoirs des grands et les vexations des petits, voyez-vous les larmes des pauvres, les cris et les gémissements de tous ? Ou vous le voyez, ou vous ne le voyez pas. Si vous le voyez, comment n’y remédiez-vous pas ? Et si vous n’y remédiez pas, comment le voyez-vous ? Vous êtes aveugles. Pères de familles, qui avez maison, femme, enfants, domestiques, voyez-vous la disharmonie et la dissolution de vos familles, voyez-vous la vanité de la femme, voyez-vous le peu de recueillement des filles, voyez-vous la liberté et les mauvaises compagnies des fils, voyez-vous la licence et l’impudence des domestiques, voyez-vous comme ils vivent, voyez-vous ce que vous faites, et ce qu’ils ont l’affront de faire, assurés très souvent de votre dissimulation, de votre consentement, et dans l’ombre de votre pouvoir ? Ou vous le voyez, ou vous ne le voyez pas. Si vous le voyez, comment n’y remédiez-vous pas ? Et si vous n’y remédiez pas, comment le voyez-vous ? Vous êtes aveugles. Enfin, homme Chrétien, de quelque état et de quelque condition que tu sois, vois-tu la Foi et le Signe que tu reçu au Baptême, vois-tu l’obligation de la Loi que tu professes, vois-tu l’état dans lequel tu vis depuis de si longues années, vois-tu les charges qui pèsent sur ta conscience, vois-tu les dettes que tu dois, vois-tu l’occasion dont tu ne t’écartes pas, vois-tu le péril pour ton âme et pour ta salvation, vois-tu que tu es actuellement dans un état de péché mortel, vois-tu que, si la mort te saisit dans cet état, tu te condamnes sans remède, vois-tu que, si tu te condamnes, tu brûleras dans l’Enfer aussi longtemps que Dieu sera Dieu, et que Dieu te fera défaut pour toute l’éternité ? Ou nous voyons tout cela, Chrétiens, ou nous ne le voyons pas. Si nous le voyons pas, comment sommes-nous si aveugles ? Et si nous le voyons comment n’y remédions-nous pas ? Avons-nous l’intention d’y remédier un jour ou l’autre, ou non ? Personne ne sera si impie, si barbare et si blasphémateur qu’il dise que non.  Pourtant si nous devons y remédier un jour, quel sera ce jour ? Le jour de la mort ? La dernière vieillesse ? C’est là l’intention qu’eurent tous ceux qui se trouvent dans l’Enfer, et il y sont et y seront pour toujours. Est-il bon que nous aussi nous ayons la même intention, et que nous allions après eux ? Non, non, nous ne voulons pas tant de mal pour notre âme. Enfin, si cela doit arriver un jour, si un jour nous devons ouvrir les yeux, si un jour nous devons nous décider, pourquoi ne sera-ce pas le jour d’aujourd’hui ?

Ah Seigneur, puisque je n’ai pas l’ambition de persuader les hommes, ni moi-même (car nous sommes si aveugles), c’est vers vous que je veux me tourner. Ne regardez pas, Seigneur, nos cécités, souvenez-vous de vos yeux, souvenez-vous de ce qu’ils ont fait aujourd’hui à Jérusalem. Qu’au moins un aveugle sorte aujourd’hui d’ici illuminé. Posez sur nous ces yeux pieux, posez sur nous ces yeux miséricordieux, posez sur nous ces yeux Omnipotents. Pénétrez et adoucissez avec eux la dureté de ces cœurs : dissipez et illuminez la cécité de ces yeux, pour qu’ils voient l’état misérable de leurs âmes, pour qu’ils voient combien ils sont redevables à cette Croix et à ces Stigmates, et pour que, nous jetant tous à vos pieds, comme aujourd’hui le fit l’Aveugle, repentis de nos péchés avec une très ferme résolution, vous nous fassiez dignes d’être illuminés de votre Grâce, et de vous voir éternellement dans la Gloire.


[i] L’expression « aujourd’hui » fait référence, selon les cas, ou bien au jour du prêche à Lisbonne, ou bien au jour évoqué par l’Evangile selon Saint Jean, celui où le Christ a vu un homme aveugle de naissance, « Vidit hominem caecum » (Jean, 9, 1), les deux se superposant le plus souvent dans le sermon de Vieira.

[ii] Pour Vieira, la présomption en soi, c’est-à-dire l’acte de présumer de quelque chose, n’a pas la gravité de l’excès de présomption.