Voici un extrait d’un très long poème paru dans Romanzero et intitulé « Jehuda ben Halevy ». Heine évoque dans ce poème Judah Halevi, poète cordoban, juif, écrivant en hébreu, mort à Jérusalem où il venait juste d’arriver. Halevy est pour Heine (alors à la fin de sa vie, depuis longtemps paralysé, et en exil à Paris) une figure du poète idéal, qui sert la vérité, l’espoir, une totale maîtrise de l’art poétique, et incarnant la nostalgie d’une terre pré-exilique. Par ailleurs Heine, avec son sens de l’humour habituel, se plaît à superposer sa propre destinée à celle de Halévy, à qui il prêteun certain nombre d’oeuvres qui sont de fait à lui Halevy, mais aussi des « Reisebilder » qui sont à lui Heine.
Le passage ci-dessous constitue une sorte de pause réflexive. Heine a évoqué comment Halevy se languissait de Jérusalem, et paraphrase le Psaume 137, « si je t’oublie Jérusalem… ». De là, il paraphrase aussi le début du psaume: « près des eaux de Babel », et donc il change la traduction habituelle « Babylone » en Babel, et se fait, lui Heine, sorte de réceptacle d’un chant d’exil long de plusieurs millénaires. Heine écrivant ce poème à Paris peu avant de mourir, c’est un juif de la diaspora né en Allemagne, doublement exilé puisqu’ayant quitté l’Allemagne pour la France. Et le chant de la bouilloire sur le feu est gros des chants des israélites sur les bords des fleuves de Babylone, se demandant « Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ? » Et donc, pour finir, tout ceci est une expression du spleen « westöstlich », où il faut évidemment reconnaître le westöstlicher Divan de Goethe – le divan occidental-oriental. Pour Goethe, la poésie orientale peut féconder la poésie allemande. Pour Heine la question ne se pose pas en ces termes: être westöstlich, c’est être de partout et de nulle part, être de Babel, et donc, c’est mélancolique.
Près des eaux de Babel nous étions
Assis et pleurions, nos harpes
Posées contre le saule pleureur –
Te rappelles-tu la vieille chanson ?
Te rappelles-tu le vieux refrain,
Qui, si élégiaque au début,
Geint et fredonne, comme une bouilloire
Mise à bouillir sur le feu ?
Voilà longtemps, des milliers d’années
Qu’il bout en moi. Sombre douleur !
Et le temps lèche mes plaies,
Comme le chien l’abcès de Job.
Merci, ô chien, pour ta salive –
Mais elle ne peux que soulager –
Seule la mort peut me guérir,
Mais, hélas, je suis immortel !
Les années viennent et passent –
La navette affairée va et vient
ronronnant sur le métier à tisser –
Ce qu’elle tisse, nul tisseur ne le sait.
Les années viennent et passent,
Les larmes des hommes gouttent, ruissellent
Sur la terre, et la terre
Les tête, tranquillement avide.
Formidable bouillon ! Le couvercle saute –
Béni l’homme dont la main
S’empare de ta jeune couvée
Et la fracasse contre la roche.
Dieu soit loué ! Le bouillon s’évapore
Dans la bouilloire, qui peu à peu
Fait silence. Mon spleen s’apaise,
Mon sombre spleen occidental-oriental.
Traduit par Claire Placial
Bei den Wassern Babels saßen
Wir und weinten, unsre Harfen
Lehnten an den Trauerweiden –
Kennst du noch das alte Lied?
Kennst du noch die alte Weise,
Die im Anfang so elegisch
Greint und sumset, wie ein Kessel,
Welcher auf dem Herde kocht?
Lange schon, jahrtausendlange
Kochts in mir. Ein dunkles Wehe!
Und die Zeit leckt meine Wunde,
Wie der Hund die Schwären Hiobs.
Dank dir, Hund, für deinen Speichel –
Doch das kann nur kühlend lindern –
Heilen kann mich nur der Tod,
Aber, ach, ich bin unsterblich!
Jahre kommen und vergehen –
In dem Webstuhl läuft geschäftig
Schnurrend hin und her die Spule –
Was er webt, das weiß kein Weber.
Jahre kommen und vergehen,
Menschentränen träufeln, rinnen
Auf die Erde, und die Erde
Saugt sie ein mit stiller Gier –
Tolle Sud! Der Deckel springt –
Heil dem Manne, dessen Hand
Deine junge Brut ergreifet
Und zerschmettert an der Felswand.
Gott sei Dank! die Sud verdampfet
In dem Kessel, der allmählig
Ganz verstummt. Es weicht mein Spleen,
Mein westöstlich dunkler Spleen –