Autour de Dino Campana

Par Irène Gayraud

Dino Campana (1885-1932), un des poètes majeurs du Novecento, celui de sa génération qui fut sans doute le plus absolument poète, dont la vie tournoie fébrilement autour de l’axe sans cesse ébranlé et poursuivi de la poésie, celui dont le langage poétique profondément original ne connaît ni précédent ni véritable successeur, demeure presque un inconnu en France. Et ce sans doute car l’Italie elle-même ne lui accorde pas toute l’attention que son œuvre mérite. Pourquoi Campana, pour qui Ungaretti, Montale ou Luzi confessent une admiration immense, est-il si peu célébré, si peu connu ? D’abord parce que l’étude de sa vie, marquée de multiples internements, de multiples souffrances, a pris souvent le pas sur celle de sa poésie, et a parfois cantonné son œuvre au délire hallucinatoire d’un fou. Ensuite parce que Campana est l’auteur d’un seul recueil publié de son vivant, les Canti Orfici (Chants Orphiques), recueil fulgurant et déroutant, qui ne laisse aux critiques que très peu de points d’appui, et dont l’unicité les empêche de le classer dans une école, un style, ou de l’étudier dans l’évolution de l’écriture de l’auteur qui a livré ce texte comme un seul éclair à la fois foudroie et illumine. Mon besoin impérieux de traduire Campana vient donc tout d’abord d’un désir – naïf peut-être, mais irrépressible – de le faire lire et si possible aimer en France, de donner une place plus grande à sa parole dans le panorama poétique des œuvres italiennes traduites en français. J’ai la chance depuis deux ans de faire cours sur les Chants Orphiques à des étudiants de troisième année de licence, et je constate chaque année, après les premières réactions déconcertées, la fascination, l’engouement voire l’obsession que Campana exerce sur beaucoup d’étudiants.

Par ailleurs, même si Canti Orfici est le seul recueil que Campana ait choisi de publier, il a écrit bien d’autres textes, notamment de nombreux poèmes regroupés dans un cahier (le Quaderno, retrouvé après sa mort), mais aussi des notes et des idées. Enfin, un nombre assez important de lettres – à ses contemporains, à des éditeurs qui sans cesse refusent son manuscrit ou vont jusqu’à l’égarer, à Sibilla Aleramo durant leur tumultueuse histoire d’amour – témoigne de l’esprit aiguisé de Campana, de sa vision de la littérature et de l’importance vitale de la poésie pour lui. Or les deux traductions de Campana en français aisément accessibles, celle de Christophe Mileschi (1998), pour laquelle j’ai la plus grande admiration, et celle de David Bosc (2006), comprennent uniquement les Chants Orphiques. Mon souhait serait donc de créer un ouvrage contenant bien entendu ce recueil principal de Campana, mais également une sélection de poèmes du Quaderno, de textes tirés des divers carnets, et des lettres qui me semblent essentielles pour éclairer la vision littéraire de Campana. La plupart des lettres (excepté celles à Aleramo) et tous les poèmes du Quaderno, à la saveur déjà catastrophique,n’ont jamais été traduits en français : il me semble qu’un ouvrage donnant un aperçu plus large de Campana, avec les Chants Orphiques au centre, et contribuant à faire connaître un poète dont on ne cessera de découvrir le génie, aurait pleinement sa place parmi les traductions de grands poètes italiens du Novecento. Vous trouverez ici les prémices de ce projet que je me propose de mener pas à pas (en parallèle de ma thèse au corpus de laquelle figure par ailleurs Campana), et pour lequel je vais commencer la recherche d’un éditeur.

Pour clore ce propos, je dirais enfin que la raison la plus profonde me poussant à traduire Campana réside dans la terrible fascination que sa poésie exerce sur moi, fascination difficilement explicable et assez comparable à celle qui s’exerce dans l’acte de traduire : lire Campana est une expérience d’extase. Se plonger dans les Canti Orfici implique une expulsion hors de soi mêlée de stupéfaction et d’hypnose, dans laquelle il faut accepter de perdre pied, pour demeurer ensuite absolument hanté par une poésie dans laquelle on se débat pour tenter de la saisir. Or cette expérience, que je n’ai connue à la lecture que de peu de poètes, me semble étonnement proche de l’expérience de la traduction, qui implique dans un premier temps de devenir presque étranger à soi-même, dans une extase vers la langue et le texte d’un autre, pour finalement réaliser une imprégnation qui voudrait tendre vers une identité s’échappant sans cesse.

Campana est un auteur insaisissable, inclassable, que l’explication critique menace sans cesse de réduire ; le traduire m’est apparu comme le seul moyen de l’approcher au plus près : au lieu d’essayer d’élucider le carmen de sa poésie, essayer de le recréer dans ma propre langue. Lire Campana est comme se précipiter de tout son corps, non pas dans l’abîme, mais dans un tourbillon sans fin. Le traduire serait comme, balloté de tous côtés, se tenir au centre de ce tourbillon et tenter d’en générer, juste à côté, un autre.

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